Torino Express
Un nouveau mythe beyrouthin
Gemmayzé grouille. Gemmayzé marque la cadence d’une ville. Elle avance, recule, se fige, s’invente et se réinvente, à chaque fois. Au sein de cette bombance mouvante, le Torino Express déraille.
La vigie scrute l’horizon, un regard perçant, un sourire figé. La souveraine des lieux, à l’insu de tous. Belle hôtesse de l’air qui fut peut-être un temps la muse hantant cet étroit repère des souvenirs, ou une fameuse poétesse, ou même Jackie, comme certains l’appellent.
Au Torino Express, les clients la saluent, profondément. Gardienne du temple, elle ramène l’effluve de ce qui a été, à Beyrouth et ailleurs. Entre-temps, la vie se poursuit et s’agrémente de couleurs chatoyantes et changeantes. 12, rue Gouraud : les habitués et les nouveaux visages, les beyrouthins et les résidents étrangers s’y retrouvent tous les soirs, ou presque.
Déambulations au cœur d’une « Rue à caractère traditionnel », la seule qui reste d’ailleurs dans la capitale libanaise. Longue allée qui ne pouvait qu’être le troisième lieu nocturne après Monnot et le centre-ville, « le prochain voisinage à conquérir. C’était l’idée la plus facile ». Andréas, le propriétaire du Torino Express, se rappelle l’ouverture de son petit pub, il y a environ trois ans. Pionnier parmi les pionniers de cette effervescence nocturne, qui a prouvé au fil des mois, sa justesse. Dès le premier jour, le bar fait salle comble. De bouche à oreille, le hasard d’une randonnée nocturne transpose l’ambiance du Torino Express. Un nom sans frou-frou qui va comme un gant, « a name that just fits », selon Andréas. L’origine se perd quelque part entre histoire vraie et inventée, entre des villes européennes, un train, une machine à café et une nuit d’amour… Il est plus connu sous la seule désignation de Torino. Et d’autres noms aussi, pour des cercles plus intimes.
Une habitude pas comme les autres
De jour comme de nuit, les anciennes demeures protègent leurs histoires, les suggèrent, pour mieux les dévoiler, les réinventer. Une sensation étrange qui vous empoigne au Torino. Une composition en arcade, et une couleur neutre, du beige usité qui garde les séquelles du temps, la rouillure naturelle qui ne s’imite pas, les traces de cigarettes sur les murs. Reste le rouge écarlate, les phonèmes étincelants qui captent le regard, à la porte du Torino, une vitrine qui donne sur la rue grouillante. Un sigle lumineux, une typographie des années 50, 60, qui se lit sur les visages, les verres, le bar, qui se répercute partout où se pose le regard, sur le miroir du fond, dès l’entrée.
Bienvenue à bord du Torino Express, le train s’élance, le trajet est long, et l’alcool coule à flots. Les borborygmes emplissent l’air, épousent la musique, électronique souvent, d’autres fois une combinaison de plusieurs styles. Les gens sont debout, contents d’être debout malgré tout. Dans un couloir, un « tunnel » plutôt, comme le décrit si bien Andréas, les luminaires accrochés aux murs diffusent cette lumière blafarde d’espaces de passage, faits pour rester. Et transiter des histoires. Plusieurs ou une seule, qu’importe, une exhalaison, une âme seulement, peut-être.
La rue Gouraud, 19.., un photographe est en concurrence avec les autres photographes de ce quartier, deux autres. Il a choisi cet endroit comme on choisit d’autres dans ce secteur, il s’est installé, a encadré des visages, a immortalisé d’autres. Et sa famille est devenue immortelle, sur les murs du Torino. Histoire des temps anciens qui s’amplifie au fil des rumeurs ! Sur un pan du mur, d’anciens portraits en noir et blanc sont accrochés. « Il suffit de regarder, ils se ressemblent tous, ils ont le même front large. Je suppose qu’ils sont de la même famille, probablement celle du photographe qui habitait ce lieu. En tout cas, ils appartiennent à cet endroit, je les ai gardés là, ils sont son âme ». Ces cadres, Andréas les a récupérés dans cet antre, il y a environ 4 ans. C’était devenu un simple dépôt, avec une mezzanine, où s’accumulaient quantité d’objets, parmi eux ces photographies. Maintenant une autre famille l’habite. Celle du Torino. La clientèle, les DJ d’un soir parmi les habitués, les bartenders, et à l’autre bout du bar, Andréas.
Mais la particularité du Torino apparaît durant le jour. C’est aussi un café, de jour, un « coffee shop ». Voici finalement le concept européen introduit par Andréas : un café bar. Le jour, la vie et la ville se boivent différemment, chaque bruit a une consonance particulière, la vapeur de la machine à espresso, le bruit de la cuillère qu’on agite dans la tasse de café, ou de thé… les discussions à demi-mot… Prélude à une soirée, pause diurne avant de reprendre la vie. Une halte, en attendant… « C’était un remède durant la guerre de juillet », de rester ouvert « au-delà du dilemme moral »… Les journalistes étaient là, en attendant de reprendre le chemin de la banlieue sud, l’adieu, en attendant que sa petite amie soit rapatriée, la vie, en attendant, pouvoir continuer à payer le loyer…Il y a environ cent ans, c’était là qu’on déposait les bananes vertes, en attendant qu’elles mûrissent.
Les récentes photos accrochées par Andréas sont juxtaposées aux anciens cadres sur un pan de mur. Pour être récupérées à leur tour, peut-être, un jour… dans cent ans !
Nayla Rached
Gemmayzé grouille. Gemmayzé marque la cadence d’une ville. Elle avance, recule, se fige, s’invente et se réinvente, à chaque fois. Au sein de cette bombance mouvante, le Torino Express déraille.
La vigie scrute l’horizon, un regard perçant, un sourire figé. La souveraine des lieux, à l’insu de tous. Belle hôtesse de l’air qui fut peut-être un temps la muse hantant cet étroit repère des souvenirs, ou une fameuse poétesse, ou même Jackie, comme certains l’appellent.
Au Torino Express, les clients la saluent, profondément. Gardienne du temple, elle ramène l’effluve de ce qui a été, à Beyrouth et ailleurs. Entre-temps, la vie se poursuit et s’agrémente de couleurs chatoyantes et changeantes. 12, rue Gouraud : les habitués et les nouveaux visages, les beyrouthins et les résidents étrangers s’y retrouvent tous les soirs, ou presque.
Déambulations au cœur d’une « Rue à caractère traditionnel », la seule qui reste d’ailleurs dans la capitale libanaise. Longue allée qui ne pouvait qu’être le troisième lieu nocturne après Monnot et le centre-ville, « le prochain voisinage à conquérir. C’était l’idée la plus facile ». Andréas, le propriétaire du Torino Express, se rappelle l’ouverture de son petit pub, il y a environ trois ans. Pionnier parmi les pionniers de cette effervescence nocturne, qui a prouvé au fil des mois, sa justesse. Dès le premier jour, le bar fait salle comble. De bouche à oreille, le hasard d’une randonnée nocturne transpose l’ambiance du Torino Express. Un nom sans frou-frou qui va comme un gant, « a name that just fits », selon Andréas. L’origine se perd quelque part entre histoire vraie et inventée, entre des villes européennes, un train, une machine à café et une nuit d’amour… Il est plus connu sous la seule désignation de Torino. Et d’autres noms aussi, pour des cercles plus intimes.
Une habitude pas comme les autres
De jour comme de nuit, les anciennes demeures protègent leurs histoires, les suggèrent, pour mieux les dévoiler, les réinventer. Une sensation étrange qui vous empoigne au Torino. Une composition en arcade, et une couleur neutre, du beige usité qui garde les séquelles du temps, la rouillure naturelle qui ne s’imite pas, les traces de cigarettes sur les murs. Reste le rouge écarlate, les phonèmes étincelants qui captent le regard, à la porte du Torino, une vitrine qui donne sur la rue grouillante. Un sigle lumineux, une typographie des années 50, 60, qui se lit sur les visages, les verres, le bar, qui se répercute partout où se pose le regard, sur le miroir du fond, dès l’entrée.
Bienvenue à bord du Torino Express, le train s’élance, le trajet est long, et l’alcool coule à flots. Les borborygmes emplissent l’air, épousent la musique, électronique souvent, d’autres fois une combinaison de plusieurs styles. Les gens sont debout, contents d’être debout malgré tout. Dans un couloir, un « tunnel » plutôt, comme le décrit si bien Andréas, les luminaires accrochés aux murs diffusent cette lumière blafarde d’espaces de passage, faits pour rester. Et transiter des histoires. Plusieurs ou une seule, qu’importe, une exhalaison, une âme seulement, peut-être.
La rue Gouraud, 19.., un photographe est en concurrence avec les autres photographes de ce quartier, deux autres. Il a choisi cet endroit comme on choisit d’autres dans ce secteur, il s’est installé, a encadré des visages, a immortalisé d’autres. Et sa famille est devenue immortelle, sur les murs du Torino. Histoire des temps anciens qui s’amplifie au fil des rumeurs ! Sur un pan du mur, d’anciens portraits en noir et blanc sont accrochés. « Il suffit de regarder, ils se ressemblent tous, ils ont le même front large. Je suppose qu’ils sont de la même famille, probablement celle du photographe qui habitait ce lieu. En tout cas, ils appartiennent à cet endroit, je les ai gardés là, ils sont son âme ». Ces cadres, Andréas les a récupérés dans cet antre, il y a environ 4 ans. C’était devenu un simple dépôt, avec une mezzanine, où s’accumulaient quantité d’objets, parmi eux ces photographies. Maintenant une autre famille l’habite. Celle du Torino. La clientèle, les DJ d’un soir parmi les habitués, les bartenders, et à l’autre bout du bar, Andréas.
Mais la particularité du Torino apparaît durant le jour. C’est aussi un café, de jour, un « coffee shop ». Voici finalement le concept européen introduit par Andréas : un café bar. Le jour, la vie et la ville se boivent différemment, chaque bruit a une consonance particulière, la vapeur de la machine à espresso, le bruit de la cuillère qu’on agite dans la tasse de café, ou de thé… les discussions à demi-mot… Prélude à une soirée, pause diurne avant de reprendre la vie. Une halte, en attendant… « C’était un remède durant la guerre de juillet », de rester ouvert « au-delà du dilemme moral »… Les journalistes étaient là, en attendant de reprendre le chemin de la banlieue sud, l’adieu, en attendant que sa petite amie soit rapatriée, la vie, en attendant, pouvoir continuer à payer le loyer…Il y a environ cent ans, c’était là qu’on déposait les bananes vertes, en attendant qu’elles mûrissent.
Les récentes photos accrochées par Andréas sont juxtaposées aux anciens cadres sur un pan de mur. Pour être récupérées à leur tour, peut-être, un jour… dans cent ans !
Nayla Rached
Article publié dans L’Agenda Culturel # 291 – 24 Janvier 2007
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