samedi 30 octobre 2010

Yanoosak!

Yanoosak d’Elie Khalifé


Et le cinéma local pétille à nouveau


Elie Khalifé et Alexandre Monnier ont concocté un petit bijou de 7ème art qui porte le très attirant titre de Yanoosak. Un pur produit du terroir, drôle et attachant. Ne ratez à aucun prix ce savoureux délice.


Yanoosak risque fort, très fort même, voire sûrement, de s’inscrire parmi la liste des films libanais qui enregistreront le plus d’entrées au cinéma, après West Beyrouth, Bosta et Caramel. Yanoosak, le premier long-métrage d’Elie Khalifé, accompagné à la réalisation d’Alexandre Monnier, est un film simple, amusant, divertissant, drôle, grand public et saisissant surtout la société libanaise comme nul autre film n’a su le faire. D’ailleurs, Elie Khalifé a habitué ses spectateurs à un œil affuté, décapant et jovialement critique avec trois de ses courts-métrages précédents, projetés dans divers festivals et sortis, il y a quelques années, sur DVD : Van Express, Merci Natex, et Taxi service, les deux derniers réalisés conjointement avec Alexandre Monnier.

Les deux cinéastes se retrouvent à nouveau pour la réalisation d’un long métrage, sur un scénario d’Elie Khalifé. Yanoosak suit les traces de Rudi, un Allemand Suisse, incarné par Siegfried Terpoorten, qui décide de quitter Zurich pour suivre une Libanaise dont il est tombé amoureux. Mais arrivé au Liban, il s’y retrouve tout seul, s’y installe et ouvre une petite pizzeria suisse. Il emploie notamment deux livreurs et une réceptionniste, Mona, campée par la charismatique Zeina Daccache. Et les déboires commencent. Des déboires de tous genres, et surtout des déboires de cœur et des histoires de femmes. Yanoosak met avant tout en scène les femmes libanaises : les libérées, « celles qui le sont à 100% et celles qui le sont seulement en apparence », les dépendantes, les indépendantes, les émancipées, les décapantes, les stars, les sensuelles, les sexuelles, les fortes, les délurées, les réservées, les mariées, les fiancées, les célibataires… La société libanaise à travers ses femmes vues par le prisme d’un étranger : que de situations délicieuses cela peut engendrer. Que de situations réalistes surtout. Parce que dans Yanoosak, rien n’est artificiel, forcé, folklorique ou exotique. Tout est vrai, tout est juste, tout est authentique. Et c’est aussi en cela que réside son charme. Les situations et les caractères qui défilent sur le grand écran ressemblent tellement à notre vie de tous les jours, au quotidien, dans les rues de Beyrouth. Parce que dans Yanoosak, il ne s’agit pas seulement d’histoires de femmes. Il y a aussi des histoires de société, et pas n’importe laquelle, notre société libanaise, avec ses codes, ses us, ses coutumes, qui nous sont devenus tellement habituels, tellement ordinaires, alors que pour un étranger, ils semblent abracadabrants. Nul besoin de gâcher le plaisir aux futurs spectateurs en dévoilant des séquences du film, mais vous croiserez au fil de la projection des « delivery boys » sympathiques, des chauffeurs de taxi cocasses, des voisins hilarants, des passants tellement libanais, des policiers rodés à un système aléatoire, des parents rétrogrades ou tendres, des mélomanes à tout vent, des stars de pop affriolantes… Faites la connaissance de Marwan, Ali, Sola, Micheline, Toufiq, Sousou, Dana, Georges, Roberto, Maya… Que de personnages hauts en couleur, truculents, férus de farniente à l’orientale, pétillants de malice et de ce « je ne sais quoi » estampillé « made in Lebanon » qui fait qu’ils en deviennent tellement attachants, malgré tout leurs travers.

Les dialogues sont savoureux de simplicité, mélangeant anglais et libanais. C’est au détour d’un détail, au détour d’une conversation, au détour d’un silence qui crève l’écran qu’ils qui vous empoignent doucement, doucereusement, subtilement. Comment faut-il s’y prendre pour pouvoir enfin embrasser sa copine pour la première fois? « Offre-lui de la barbe à papa! Elle s’en mettra partout autour de la bouche ». Et vous tombez sous le charme. Instantanément.

Un regard oriental teinté de kohl, une scène chaude filmée tout près de la chair, une boule de glace qui fond sous la flamme d’une allumette, un regard interrogateur, un regard rêveur, un regard amusé, une vue prenante du toit d’un immeuble, un bruit de téléphone qui sonne sur fond d’écran noir… la caméra se déplace souvent en plans rapprochés pour saisir tous les détails, s’en imprégner. Et pour mieux s’en délecter. Les rires fusent à tout moment. Impossible de se contenir, c’est tellement contagieux. Surtout quand les acteurs collent tellement bien à leur rôle, que leur jeu est simple et semble réellement spontané. Vous souhaiterez alors que le film ne se termine plus pour que le plaisir dure davantage. Et ce n’est que vers la fin du film que vous comprendrez le pourquoi du titre, alors même que tout au long des soixante minutes environ que dure la projection, vous êtes tentés à tout moment de dire : yanooso, quel film! N’hésitez pas une seule seconde à y aller. Vous êtes sûrs de passer un très bon moment qui ne cessera de perdurer dans votre esprit. Et vous en voudrez encore et encore de ce Yanoosak.

Circuit Planète

Fiche technique

Production : Abbout Production et The Postoffice

Scénario : Elie Khalifé

Réalisateurs/producteurs : Elie Khalifé et Alexandre Monnier

Cast : Siegfried Terpoorten, Zeina Daccache, Dana, Alexandra Kahwagi, Rita Ibrahim, Hussein Mokadem, Tarek Yacoub, Antoine Bieler, Marwa Abi Khalil, Aouni Kawass, Georges Kassouf, Khitam Laham, Georges Diab, Antoine Nader, Nicole Kamato, Aya Chamseddine.

Directeur de la photographie : Rachel Aoun

Montage : Gladys Joujou

Musique : Zeid Hamdan


Article publié dans Magazine du 22 octobre 2010

L'Olympe des Infortunes

L’Olympe des Infortunes de Yasmina Khadra


La lecture continue au-delà…


Ils sont deux, Ach et Junior. Des clochards, des SDF? Non, plutôt des Horrs, des hommes libres. Des hommes qui ont décidé de s’isoler du reste de la société, de vivre en marge d’un monde cruel. Des hommes libres. Du moins, le croient-ils. Est-ce que nous les envions? Est-ce que nous envions cette liberté qu’ils croient avoir, du fond de leur âme? Alors que nous lecteurs somme embourbés dans notre quotidien, dans notre consumérisme, dans notre capitalisme, dans notre volonté de gain, dans notre confort. Mais si nous les envions, ce n’est que pour un moment seulement, quand Ach, le borgne, le sage, le musicien, joue de son banjo pour Junior le simplet, quand Yasmina Khadra enveloppe ses personnages d’une aura de tendresse et de poésie. Mais cette fascination ne dure que quelques minutes seulement, que quelques pages, parce que Yasmina Khadra, d’un coup, nous met face à la déchéance humaine, nous met face à notre actes, aux conséquences de nos actes, à notre culpabilité, face à un monde que nous avons façonné de nos propres mains, de nos propres désirs. Il nous met face à nos sociétés. Avec toutes ses hiérarchisations, ses travers, ses despotismes. Et voilà que le lecteur découvre tout l’univers des clodos qui entoure Ach et Junior : il y a le Pacha, cette espèce de dieu qui fait le beau et le mauvais temps, il y a Négus qui nourrit toujours des rêves de victoire militaire, il y a Dib, Haroun, Pipo, Mama, Mimosa… Ils forment un clan, une cour, une société. Une société qui semble sans espoir, sans lendemain.



« J’ai été tout et pas grand chose sans jamais baisser les bras »


Si le lecteur ressent une pique d’envie aux premières pages du roman, c’est que Yasmina Khadra l’écrivain a été jusqu’au bout de sa fonction. C’est qu’il a réussi à nous porter loin de notre existence, à nous guider au fil de la lecture, à nous ouvrir mille et une possibilités et à nous mener finalement jusqu’au bout du chemin qu’il avait tracé. Dès le départ. Parce que si le lecteur est appelé de par sa fonction à se laisser aller, l’écrivain est appelé de par sa fonction à diriger. A nous diriger à notre insu et de notre plein gré. Et nous voilà d’un coup face à une impasse. Celle d’une société éternelle, universelle. Une société condamnée. Une société qui s’est condamnée. Qui ne cesse de se condamner. Mais une société qui peut changer. Qui pourrait changer une fois que la dernière page est tournée. Une société qui pourrait transformer le désespoir du dénouement en un nouvel espoir. Un nouvel espoir en la race humaine. Comme le clamait le personnage Ben Adam. C’est entre l’apparition de Ben Adam, l’homme éternel, et la fin de roman, que l’Homme est appelé à réagir. À se réveiller. C’est parce que Ben Adam insuffle l’espoir. C’est parce que cet espoir s’essouffle dans la fiction, que l’espoir peut exister au-delà des 232 pages, dans la réalité de nos vies. Et vous voilà à nouveau face au monde. Face à nous-mêmes.