Beyrouth ville ouverte de Samir Habchi
Une nouvelle page dans l'histoire du cinéma libanais
Dès le début du film le spectateur accroche : on est en été 1989, l’accord de Taef vient d’être signé et approuvé par les dirigeants libanais chapeautés en Arabie Saoudite par le président du Parlement de l’époque, Hussein el-Husseini. Le général Michel Aoun se rebelle et les foules partisanes envahissent tous les jours le palais de Baabda. Le 13 octobre, les troupes syriennes entrent au Liban. Le général Aoun se réfugie à l’ambassade française avant de s’exiler en France au bout de quelques mois. Les images réelles défilent, en noir et blanc. Beyrouth, au milieu des années 90, est plongée en pleine reconstruction, en pleine « mondialisation, en pleine hégémonie syrienne ». Un convoi passe en trombe, le drapeau américain flotte sur 5 jeeps identiques, vitrines noires et fumées, klaxons tonitruants, vitesse excessive, garde du corps et fusils pointés des voitures… un photographe tente de prendre des clichés du convoi. Il est aussitôt rabroué. Khaled, lui, y parvient. Et quitte la scène, sa caméra en main.
Le film peut débuter. Le générique est finalement lancé, la musique vous prend aux tripes, forte, cadencée, puissante, au fur et à mesure que les « tags » apparaissent sur les murs et s’effacent pour êtres aussitôt remplacés par d’autres : « complot », « Aoun revient », « une guerre libanaise contre des Libanais »… écrits par le sang, par l’encre, noirâtre, rougeâtre.
Le film peut débuter. Le générique est finalement lancé, la musique vous prend aux tripes, forte, cadencée, puissante, au fur et à mesure que les « tags » apparaissent sur les murs et s’effacent pour êtres aussitôt remplacés par d’autres : « complot », « Aoun revient », « une guerre libanaise contre des Libanais »… écrits par le sang, par l’encre, noirâtre, rougeâtre.
L’inquiétante étrangeté
Le cinéaste libanais Samir Habchi a réalisé en 2008, son 2ème long-métrage : Beyrouth ville ouverte, ou Beirut open city, du titre original Doukhan bila nar, traduit littéralement par « Fumée sans feu ». Le film relate l’histoire de Khaled Mansour el-Haddad, un jeune cinéaste égyptien qui vit à Beyrouth. La cité peine à se reconstruire, prise en main par feu l’ancien 1er ministre Rafic Hariri, et prise dans l’étau de la tutelle syrienne, après une guerre civile dévastatrice de 15 ans. Khaled réalise un film sur la répression dans les pays arabes à travers des évènements qui se déroulent au Liban. Parce que dit-il « Beyrouth jouit d’une plus grande liberté d’expression. C’est la Suisse du Moyen-Orient ». Et son interlocuteur Hamid, interprété par Rodney el-Haddad, ricane aussitôt. Hamid a subi le joug des services de renseignements, la torture « balanco » qui vous fait « voir le monde à l’envers jusqu’à avouer tout ce que vous voulez entendre ». Hamid, comme d’autres personnes qui apparaissent au fur et à mesure que le film progresse, sont la source d’inspiration de Khaled, les personnages de son scénario. Pourront-ils répondre à ses attentes ? Donner des explications à ses multiples questions et requêtes ?
Khaled ne cesse de déambuler à Beyrouth, caméra en main, filmant sa propre vision de la ville. Et petit à petit, les histoires s’entremêlent et les murs de son appartement se recouvrent des pages du scénario.
Etrange ville, inquiétante ville où l’identité des personnes n’existe que dans la mort. Tel ce jeune citoyen, abattu par mégarde, une bévue, et dont l’identité n’est révélée que quand sa mère, endeuillée et en pleurs, murmure son nom : Sami. Mais il y a aussi Ibrahim qui meurt de manière absurde, et dont le nom est révélé par le biais de la télévision, ou Wissam dont l’assassinat fait la une des journaux. Samir Habchi se joue de l’effet de l’information, qui n’est qu’une autre facette de la désinformation ou de la manipulation médiatique. Et à Beyrouth, la manipulation règne, les familles se meuvent en clan, vendetta ou non, et tirent en l’air aussi bien pour exprimer leur colère que leur joie. Difficile de distinguer entre ces deux états d’âme, la caméra de Samir Habchi se faufile à travers les personnages et leurs sentiments, capte les détails, les exacerbe et le spectateur retient son souffle, emporté par les tableaux qui défilent. Des tableaux tellement bien filmés qu’ils en deviennent dérangeants et le spectateur s’y plait à merveille.
Beyrouth ville ouverte retrace à merveille la dualité sensuelle d’une ville triturée et touillée, violée et fouillée jusque dans ses nuits et les courses poursuites qui s’enclenchent dans ses rues et ruelles. Khaled est pourchassé par les services de renseignement alors qu’il tentait de filmer une manifestation d’étudiants devant la Cour de justice. Hamid à son tour est pourchassé parce qu’il taguait les murs. Quelle sera l’issue de cette chasse à l’homme ? Khaled se penche sur son scénario, imagine une fin puis une autre, fait et refait ses plans pour accoler celui qui lui convient le mieux sur les murs de son appartement. Réalité ou fiction ? Quelle est la part de l’imaginaire ? De mise en abyme en mise en abyme, Khaled a recours à la technique de la confusion dans la structuration de son scénario. Tout comme son créateur Samir Habchi qui brise d’emblée le jeu figé de la distanciation. D’ailleurs c’est bien l’acteur Khaled el-Nabaoui qui joue le rôle du personnage Khaled Mansour el-Haddad.
Le spectateur se perd et pénètre l’univers créé par Khaled, qui lui, à son tour, est emporté par la ville et ses personnages, perdu dans ses dédales qu’il construit et reconstruit. Jusqu’à être happé par la réalité. Les faits réels eux s’arrêtent le jour de l’amendement de l’article 49 de la Constitution, permettant la prorogation du mandat du chef de l’Etat Emile Lahoud. Mais la fiction se poursuit, côtoyant le surréel jusqu’au dénouement absurde et étrange au cours duquel Al-Qaëda fait son apparition. Et l’émerveillement se poursuit.
Article publié dans Magazine #2666